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Des fiches « S » comme Suspects


SAINT-JUST

Catastrophe épouvantable, attentats barbares, aveuglement fanatique. Souffrances incalculables, solidarité internationale, émotion universelle. Tout cela a, hélas, un air de « déjà vu ». Et maintenant ?

Sans doute, les évènements du 13 Novembre, comme ceux du 7 Janvier, ont des racines profondes, par exemple, dans l’ignorance, la superstition, la misère, la bêtise, la division de l’Islam en « chapelles », la guerre imbécile de Georges W. Bush en Irak, le financement d’intégrismes par des pétromonarchies rétrogrades, etc. Sans doute aussi, il convient d’engager sur le long terme une politique étrangère déterminée, d’une part, et une ambitieuse politique intérieure, socio-économique, éducative et culturelle, d’autre part. Mais chacun ressent la nécessité impérieuse de fortes réactions immédiates.

Or les recrutements annoncés de policiers, militaires, magistrats ou une modification de la Constitution ne répondent pas à cette exigence. Les pouvoirs publics doivent riposter sans délai, si par exemple, ils veulent limiter les excès, notamment anti-musulmans, qui risquent de se multiplier. Pour ce faire, ils doivent utiliser la vague d’émotion et d’indignation qui submerge le pays sans attendre. Ils doivent prendre des mesures d’exception à la hauteur d’une situation exceptionnelle.

Tout comme la Loi de Séparation de l’Eglise et de l’Etat votée sous la Convention en Février 1795 comprenait un volet de surveillance policière (voir mon blog « Sacrilège » sur le 7 Janvier), il faut aujourd’hui aller plus loin encore et s’inspirer peut-être une fois de plus des décisions de la Convention. En l’espèce, il s’agit de remettre en vigueur une forme adaptée de la fameuse Loi des Suspects, sans s’arrêter aux fantasmes accumulés depuis plus de deux siècles sur ce sujet.

Un petit rappel chronologique s’impose. Le 26 Mars 1793, la menace d’une invasion se précise et la Convention vote le désarmement de « tous les ci-devant nobles, ci-devant prêtres et tous les hommes suspects ». Cette mesure paraît vite insuffisante. A la suite de la dramatique trahison du Général en Chef Dumouriez, le 3 Avril, MARAT, député de Paris, déclare: « Je demande que vous formiez un Comité de Sûreté Générale qui ait le pouvoir de faire arrêter toutes les personnes qu’il croira suspectes… » MARAT n’est pas (encore) suivi mais la tête de Dumouriez est mise à prix. Le 8 Mai, c’est ROBESPIERRE, député de Paris également, qui déclare, alors que l’Armée des Vendéens révoltés menace: « Il faut que les ennemis de la Liberté (…) ne puissent lui nuire. (…) Je demande en conséquence que tous les gens suspects soient gardés en otage et mis en état d’arrestation. » Il est soutenu notamment par COUTHON, député du Puy-de-Dôme, en vain. Les nouvelles alarmantes de la Vendée provoquent le surlendemain 10 Mai un grand discours de COLLOT D’HERBOIS, député de Paris, qui évacue les scrupules de nombreux Conventionnels au nom du salut public : « Nous avons dans l’intérieur nos plus dangereux ennemis (…) qui méditent dans le secret de nouveaux complots. (…) Nous n’avons pas sévi contre les hommes suspects et ce sont ceux-là qui marchent plus directement et plus sûrement à la perte de la République. (…) Vous vous alarmez de l’arrestation des hommes suspects. Eh! Citoyens, c’est le plus sûr moyen d’assurer la tranquillité que l’on craint tant de voir troublée. »
De fait, localement, des Représentants en Mission mettent nombre de suspects en arrestation. Mais malgré la succession de désastres, la Convention ne passe pas encore à l’acte et le 22 Juin, le Comité de Salut Public, par la bouche de RAMEL-NOGARET, député de l’Aude, présente même un projet à contre-courant qui vise à juger les suspects détenus en prononçant des libérations en masse.
Mais, à la suite de la prise de Valenciennes, verrou de la frontière Nord, par les Autrichiens, le ler Août, CAMBON, député de l’Hérault, qui, comme beaucoup, soupçonne des trahisons, déclare : « Je demande que, par mesure de sûreté générale, on puisse provisoirement arrêter tous les étrangers suspects. » L’idée chemine toujours…
Le 12 Août, la demande de pétitionnaires (« Il n’est plus temps de délibérer ; il faut agir. Nous demandons que tous les hommes suspects soient mis en état d’arrestation. ») est relayée par FAYAU, député de Vendée, (« Les traîtres sont impunis. Je demande aujourd’hui expressément que vous décrétiez que tous les gens suspects seront mis en état d’arrestation. ») puis par DANTON, député de Paris, (« Je demande donc que l’on mette en état d’arrestation tous les hommes vraiment suspects. »). Mais toujours pas de décret général. Le 20 Août, CHABOT, député du Loir-et-Cher, propose – sans succès – une formule alternative qui a elle aussi une forte résonance actuelle : « Mon projet est simple : c’est d’envoyer au-delà des frontières tous les hommes qui ne respirent qu’après la contre-révolution. »

L’exaspération monte cependant et l’orage éclate à la suite de la cataclysmique trahison de Toulon, premier arsenal militaire de la République livré aux Anglais. Le 4 Septembre, de nombreux Conventionnels interviennent sur le même sujet. BILLAUD-VARENNE, député de Paris, tonne : « … le temps des délibérations est passé ; il faut qu’aujourd’hui même tous vos ennemis soient mis en état d’arrestation. ». GASTON, député de l’Ariège, (« Il faut que tous les mauvais citoyens soient incarcérés. (…) Dès ce soir, il faut qu’ils (…) soient dans l’impuissance de nuire. » Le fameux DROUET, député de la Marne, alerte la Convention sur le risque de la faiblesse : « Depuis assez longtemps, on abuse de la générosité du peuple français. Votre loyauté et votre trop longue indulgence provoquent de toutes parts des trahisons. » BASIRE, député de Côte d’Or, glisse une définition des suspects à arrêter : « tous ceux qui se sont montrés notoirement ennemis de la Révolution. ». Ce jour-là, la Convention décrète que les comités révolutionnaires sont « chargés de procéder sur-le-champ à l’arrestation et au désarmement des gens suspects. » Le 17 Septembre, la Loi des Suspects proprement dite détaillera le mode d’application de ce décret.

Que retenir ? D’abord que la Convention réagit très rapidement aux menaces. Ensuite, que les mesures prises s’adaptent à la gravité desdites menaces. En troisième lieu, que la Convention assume l’injustice induite par le principe des arrestations collectives. Enfin, qu’au nom du salut public, elle vise à neutraliser provisoirement une menace diffuse, pas à juger les protagonistes arrêtés.
Quelles leçons en tirer? Les suspects d’hier comprenaient notamment la catégorie des prêtres réfractaires. Quels sont les suspects d’aujourd’hui ? Ceux qui se montrent notoirement ennemis de la République. Certains individus fichés « S » correspondent d’évidence à cette définition. Et même si des hommes de bien figurent dans ce fichier, le tri doit se faire ultérieurement. Le salut public commande d’exploiter sans délai et au maximum ce fichier « S ». Si par cette mesure, un seul terroriste est neutralisé, elle aura été efficace. Qu’il s’agisse de bracelet électronique, de camp d’internement, de formation aux valeurs républicaines, de stages forcés sur la tolérance et la laïcité, peu importe le mode opératoire. A défaut du courage nécessaire, le fichier « S » risque d’enfler inutilement et la République de rester les bras ballants quand on l’assassine.

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