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Silences

COLLOT-DHERBOIS

Le silence des députés est un des traits marquants de la Convention. Cette méthode séduit massivement les députés qui veulent se fondre dans le décor. Sur 902 députés, 206, soit près de 23% (!) ont observé un silence absolu ou presque, du début à la fin de la session. A ceux-là, il convient d’ajouter une masse de 163 députés qui ont été muets pendant les douze mois de la période de domination montagnarde. Enfin, un contingent plus modeste de silencieux provisoires se compose de 74 députés, essentiellement montagnards. Ceux-là ont observé le même mutisme pendant la période thermidorienne et surtout néo-royaliste de la Convention, soit de décembre 1794 à octobre 1795.
Quelques silences sont dûs à des causes nobles. Allafort a perdu un fils de 15 ans, volontaire à l’Armée du Nord. Son silence équivaut au recueillement. Aoust a vu son fils de 27 ans, général en Chef de l’Armée des Pyrenées Orientales, arrêté, condamné et guillotiné en décembre 1793. Noël, qui a perdu son fils en Lorraine contre les Prussiens, se récuse sur la culpabilité de Louis XVI. La douleur personnelle des pères peut expliquer leur effacement.
De nos jours, il est difficile d’imaginer que, pendant un an, 40% des membres d’une assemblée, présents, ne prononcent pas un mot. Comment expliquer ces chiffres ? Tout d’abord, ceux qui n’interviennent jamais, du début à la fin de la session, sont dans l’ensemble les timides et les Royalistes. Les timides se sentent inférieurs ou incompétents. Qu’on qualifie leur attitude de pusillanime ou de modeste, elle ne présage pas de leurs options politiques, même si la plupart de ces muets-là sont plutôt conservateurs. Il a bien fallu qu’ils parlent, qu’ils agissent, qu’ils se fassent connaître, pour se faire élire, ces muets timides. Parmi eux, certains sont d’ailleurs maires de grandes villes. Mais une fois élus, l’ambiance, les hommes, l’enjeu, leur imposent silence. Il faut que cet environnement ait été véritablement hors normes pour rendre des députés incapables de s’exprimer pendant trois années entières de session parlementaire.
Par ailleurs, des députés s’enferment dans le silence parce qu’ils sont en désaccord avec la marche de l’assemblée dès ses premières séances, notamment suite à la proclamation de la République Une et Indivisible. Presque tous sont des députés Royalistes, qui ne se manifesteront qu’en l’An III, collectivement ou dans les Comités, presque jamais à la tribune. Le silence absolu est donc plus souvent le signe d’un désaccord que de la timidité ou de l’incompétence.
A ce grand nombre de muets définitifs, s’ajoute le nombre tout aussi conséquent des muets provisoires. Cette attitude prévaut à plusieurs périodes. La plus marquante court du mois d’août 1793 au mois d’août 1794, c’est l’An II. Les muets de cette année-là sont essentiellement des Girondins progressistes comme Guyomar et Lanthenas, des Girondins réactionnaires comme Pénières, et des Royalistes comme Pelet, Marec et Boissy d’Anglas. De loin en loin, on les voit dire un mot dans les débats, sur des points de détail. Car il n’est plus question pour eux de défendre une alternative politique. Ces interventions sont la seule preuve absolue de leur présence à la Convention. Ces députés-là, qui ne sont pas timides, ont déjà parlé et reparleront. Mais ils se taisent parce qu’ils sont en désaccord avec la politique dictatoriale des Montagnards et qu’ils ne veulent pas s’y associer. Ensuite, ils pensent à leur sécurité : leur désaccord est connu et ils se taisent par prudence.
A cette masse se joint bientôt un courant de Montagnards déçus, vexés d’une mesure gouvernementale précise, d’un rappel de mission ou de l’arrestation d’un proche.Paradoxalement, ce silence-là est le plus menaçant pour le pouvoir. Ces hommes décidés laissent échapper collectivement, à intervalles réguliers, leur désaccord avec le Comité de Salut Public.
Parfois, les silencieux sont dénoncés pour un courrier ou une adresse à leurs commettants, écrit compromettant à un moment donné. Boissy d’Anglas, déjà muet, est dangereusement mis en cause pour des lettres adressées à ses électeurs de l’Ardèche. Boissy d’Anglas fait le gros dos. Heureusement pour lui, le Comité a d’autres préoccupations et la dénonciation n’est pas lue à la tribune.
Alors que les Montagnards s’effacent devant les Thermidoriens, à l’automne 1794, Legendre veut réveiller les députés de Droite engourdis par une année de somnolence :“Que l’on ne dise pas : je ne suis pas accoutumé à parler en public. Garder le silence … serait criminel.”
En quelques mois, la Convention récupère l’activité et la parole de plus de cent soixante députés. Les muets provisoires reparlent. Certes, tous les députés, quelles que soient leurs options peuvent intervenir sur des sujets techniques, liés à des compétences particulières. Chacun peut parler et participer aux travaux de la Convention sans danger. Mais à condition de se cantonner à des dossiers de Comités spécialisés. Ainsi, Villers, modéré républicain, désapprouve la dictature des Montagnards. Mais il présentera cependant plusieurs rapports techniques. Ses interventions sont les bienvenues, mais son rôle est politiquement nul.
Six jours après la mort de Robespierre, Villers s’exclame à la tribune : “Il faut du courage pour parler”.Villers parle là du discours politique, et non du seul fait d’avoir la parole. Car dix jours plus tôt, il présentait un projet de loi. Durand-Maillane, le 21 août 1794, réclame la liberté des opinions et dénonce “l’état d’oppression du côté droit”. Lanthenas explique le 31 août que “la tyrannie de Robespierre l’a empêché de parler.”
Les muets reprennent part au débat très progressivement. Le processus s’étend sur plusieurs mois, comme s’ils craignaient le retour de quelque spectre. Pour les girondins progressistes, Lecointe-Puyraveau reparle le 6 août, Génissieu le 8, Guyomar le 22, Lanthenas le 31. Pour les Girondins réactionnaires, Pénières reparle le 7 septembre. Pour les modérés, Villers reparle le 3 août, Leyris le 8 septembre. Les Royalistes reviennent en force, Pelet le 6 août, Barailon le 11, Marec le 20, Durand-Maillane le 21, Morisson le 31, Boissy d’Anglas le 3 septembre, Devars le 3 octobre. Ce processus d’enhardissement progressif de la Droite et du Centre donne à la Convention son nouveau visage. Siéyès, le dernier, ne reparle que le 29 décembre 1794
Puis, par une fatalité accablante, la Convention se prive d’autres députés. Les Montagnards à leur tour sont réduits à l’alternative pénible : le silence ou la prison. Pendant leur domination, les Royalistes réduisent au silence la majorité des Montagnards, par la proscription ou la menace. Les derniers députés Montagnards tolérés se taisent pour ne pas être arrêtés. Après le 13 Vendémiaire, Garrau éclate le 5 octobre 1795, et lance aux Royalistes : “Croyez-vous m’en imposer encore, comme vous m’en avez imposé depuis que je suis revenu ?”
Donc, pour beaucoup, le silence, qui écarte le danger, est d’or. Un député qui ne veut pas abandonner l’assemblée, ce qui d’ailleurs comporte des risques, qui ne veut pas cautionner la politique menée, observe un silence absolu. De nombreux députés assistent aux débats en muets. Ce sont des députés-légumes. Résistance passive, lâcheté, défaut d’enthousiasme, conscience surtout de l’inutilité de leurs efforts, tout contribue à les momifier. Leur seule activité est physique. Il s’agit pour eux de se lever en même temps que les Montagnards, les Thermidoriens ou les Royalistes, selon les époques, pour approuver les décrets “à l’unanimité”.
Certes le silence de tant de députés ajoute à la gloire de ceux qui ont supporté la charge des travaux de la Convention. Maigre consolation ! Pendant cette période, l’achèvement de l’entreprise appelait le concours de chacun. La tâche colossale est devenue surhumaine quand le nombre des responsables volontaires s’est trouvé si resserré.

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