Deux Montagnes, Indulgents et Ultras, Novembre - Décembre 1793

Ce Torrent impétueux qui nous entraîne à la barbarie

LOUVET

La lutte des factions est un des évènements les plus complexes de la Révolution. Elle se développe en dehors des grands travaux de la Convention, travaux qui se poursuivent quelles que soient les circonstances. De nombreux incidents significatifs émaillent la vie de l’assemblée dans l’automne 1793 et l’hiver 1794. La salle de la Convention, les Clubs des Jacobins et des Cordeliers forment les lieux oppressants de cette lutte sourde. La République entière se trouve réduite, du point de vue de l’animation politique, à ces quelques salles. Le terrain d’affrontement privilégié où tous, Ultras, Indulgents et Comités, se retrouvent, s’observent, se menacent et s’accusent, est le Club des Jacobins, Club ouvert d’ailleurs aux seuls Montagnards, députés ou non.
Une pièce de théâtre, tragiquement réelle, s’y joue, qui compte une trentaine d’acteurs importants et une foule de figurants.Cette pièce débute à la mort des Girondins et se termine à la mort de Danton, cinq mois plus tard. Un des héros malheureux en est Danton, chef malgré lui d’une faction compromettante, qu’il cherche à neutraliser. Un autre héros malheureux est le peuple de Paris, et la Révolution elle-même, qui voit disparaître en peu de temps beaucoup de ses grands défenseurs. Les péripéties principales mettent en scène les maladresses tactiques des Indulgents, amis de Danton, auxquelles répond l’entêtement fatal des Ultras, leurs adversaires. Entre les deux, le Comité de Salut Public est contraint de resserrer ses rangs pour conclure le drame à son profit. La pièce s’achève sur la victoire amère et trompeuse du Comité de Salut Public, resté seul sur scène. Le mouvement révolutionnaire parisien est irrémédiablement désorienté.
Les Montagnards, vainqueurs des Girondins, se divisent bientôt en factions rivales. Comment ces factions apparaissent-elles ? Comment ces luttes aboutissent-elles à la mort des principaux protagonistes ? Comment les Montagnards pouvaient-ils éviter cette catastrophe ? Nul doute que l’Histoire aurait suivi un autre cours si les Montagnards avaient su résoudre ces questions sans affrontement. La perspective saisissante d’une Première République traversant les siècles s’est effondrée dans ces querelles sanglantes.
A l’image des Girondins, les Indulgents ne constituent pas un groupe précis. Autour d’un noyau Indulgent, composé d’amis de Danton, gravite une nébuleuse au contour variable. Mais, à la différence des chefs Girondins progressistes, qui avaient eu quelques projets politiques concrets comme la Constitution de Condorcet, ou la séparation de l’Eglise et de l’Etat, chère à Jean-François Ducos, les Indulgents n’ont aucune politique déterminée. Il n’y a pas d’idéal indulgent.
Les Indulgents se rassemblent sur une attitude, une sensibilité par rapport au pouvoir, aux Comités, à la politique menée et à ceux qui voudraient en accroître la rigueur. Les Indulgents veulent moins de sang, moins de suspicion et, dès que possible, la paix pour établir la République sans la Terreur. Ces orientations confuses sont circonstancielles. Les Indulgents réagissent à des évènements et ne présentent pas de propositions d’ensemble.Mais ils interviennent pour des amendements, des nominations et toutes mesures conjoncturelles.
La faction Indulgente, constituée progressivement au cours des mois de septembre et octobre, est un composé de susceptibilités blessées, d’amitiés, de craintes et d’exaltations. En septembre, une nouvelle distribution des pouvoirs aboutit à l’éviction de tous les postes à responsabilité de Danton et de ses amis. Le 24 août déjà, Legendre a quitté le Comité de Sûreté Générale. Le 28 août, Bourdon de l’Oise et Goupilleau-Montaigu sont rappelés de mission pour s’être opposé aux décisions de la Convention. Le 2 septembre, à la conférence de Saumur,Philippeaux impose son plan contre les Vendéens, en accord avec Merlin de Thionville et Reubell. Son application est un échec. Les trois représentants sont rappelés. Tous ces députés deviennent plus ou moins suspects aux yeux du Comité de Salut Public qui ne leur confie pas de nouvelle mission.
Et déjà, Danton, qui est lié à plusieurs d’entre eux, n’est plus invulnérable.Il a dynamisé la Convention pendant tout l’été. Mais le 6 septembre, Danton commet une faute capitale. Elu au Comité de Salut Public sous les acclamations de la Convention, il refuse son élection. Au Comité, Danton aurait été mieux informé et aurait pu compter, outre ses amis Hérault de Séchelles et Thuriot, sur Lindet et Carnot. Il aurait pu resserrer ses liens avec l’influençable Robespierre, pour favoriser une politique moins féroce. Absent du Comité, il laisse le champ libre à Saint-Just et surtout, à Billaud-Varenne, élu le même jour, qui stigmatisent sa corruption supposée. Mais Danton ne supporte plus les critiques. Lassitude, écoeurement, il ressent peut-être la nécessité de se refaire une virginité politique. Par-dessus tout, Danton veut du temps pour profiter de la compagnie de sa toute jeune femme de seize ans, Il a la tête ailleurs.
Dans le même temps, ses amis perdent de nouvelles positions. Le 14 septembre, Chabot, Basire et Julien de Toulouse sont écartés du Comité de Sûreté Générale. Le 20, Thuriot, ulcéré par le vote de la loi des Suspects trois jours plus tôt, et l’arrestation du Général Houchard, vainqueur de Hondschoote, démissionne du Comité de Salut Public. Hérault de Séchelles, autre membre du Comité de Salut Public, est tenu à l’écart. Aucun ami de Danton n’est désormais proche du pouvoir. Dès lors, les Indulgents se cantonnent dans une sourde opposition aux Comités dont ils souhaitent secrètement le renouvellement. Leurs premières attaques relaient les dernières agitations des Girondins. Mais ils se contredisent ou même se dénoncent mutuellement. Ils sont aussi désorganisés que ces derniers.
Ainsi, le 25 septembre, des représentants en mission rappelés et vexés exhalent leur rancoeur. Briez, qui a signé la capitulation de Valenciennes, critique les récentes nominations de généraux choisis par le Comité de Salut Public. Thuriot profite de ce climat pour se lancer dans une attaque plus générale. Sa conclusion est claire :“Il faut arrêter ce torrent impétueux qui nous entraîne à la barbarie ! Il faut arrêter les progrès de la tyrannie !” Le Comité est ainsi malmené à mots couverts et la fronde se prolonge pendant deux séances. Billaud-Varenne, Barère, Saint-André, Prieur-Duvernois défendent le Comité dont ils sont membres. Mais Briez est élu au Comité de Salut Public.
Robespierre intervient alors de manière décisive. Il reproche notamment au nouveau promu, Briez, de ne pas avoir combattu plus longtemps et d’être “revenu vivant d’une place confiée à sa défense”. Il lui reproche d’être aujourd’hui, sur son banc, en mesure de répondre à la question cornélienne : “Etes-vous mort ?” Et c’est Basire, grand ami de Danton, qui prend le contrepied de Thuriot et qui vient encore au secours du Comité. “Où en serions-nous donc si Robespierre avait besoin de se justifier ?” Le Comité de Salut Public gagne un surcroît d’autorité et de prestige. Ses adversaires indulgents sont réduits au silence. Nul d’entre eux n’osera intervenir le 3 octobre contre le décret qui envoie les Girondins à l’échafaud.
Le 12 octobre, Danton commet une deuxième erreur capitale : il quitte la Convention et prend un congé. Bien qu’absent, il sera jugé non seulement solidaire mais même grand manipulateur de toutes les agitations de ses amis ou supposés tels. Or, en son absence, ses amis multiplient les maladresses. Le 14, Fabre d’Eglantine dénonce une Conspiration de l’Etranger impliquant du même coup plusieurs députés plutôt proches de Danton, lui, l’ami intime de Danton ! Le 15, Julien de Toulouse, mis en cause pour un rapport trop favorable aux fédéralistes, les rebelles pro-girondins, est attaqué par Robespierre, qui obtient que le rapport incriminé soit brûlé. C’est un précédent aux conséquences tragiques.
Jusqu’ici, on a assisté au regroupement empirique de quelques députés de mauvaise humeur. Mais la faction des Indulgents prend forme. L’évènement fondateur est le terrible et insupportable traumatisme dû au procès des Girondins et à leur éxécution en masse. Dans l’assemblée, paradoxalement, les députés qui ne sont pas Montagnards respectent plus que jamais le pouvoir Montagnard. Au contraire, les Indulgents, écartés du pouvoir, regagnent tout à coup un poids politique réel. Une frange importante de la Montagne détourne les yeux. De nombreux députés paraissent admettre la douloureuse nécessité mais en fait, ils sont prêts à rallier les Indulgents.
Ce 31 octobre 1793, vingt et un députés Girondins sont guillotinés. Vingt et un ! Le chiffre le plus élevé depuis le début de la Révolution. Et quelles personnalités ! Brissot, le premier des Républicains, Vergniaud, Gensonné, les géants de la Législative, Carra, élu par sept départements à la Convention, l’évêque Fauchet, apôtre de la démocratie universelle et précurseur du socialisme. A côté d’eux, des jeunes députés de talent, Lasource, Boyer-Fonfrède, son beau-frère Jean-François Ducos, Duprat, Minvielle, moins de 150 ans à eux cinq. Les députés de la Convention savent qu’aucun de ceux-là n’a pu trahir. Parmi d’autres, Camille Desmoulins est bouleversé. “Ils meurent en républicains”. Plus tard, il s’écrie :“Quand finira donc cette boucherie de députés ?” Car, chaque mois, des députés, mis hors-la-loi ou accusés, sont retrouvés et éxécutés. Des visages connus passent devant les yeux des députés quand on leur annonce à la Tribune que le traître Dechézeaux, Lidon ou un autre, a trouvé la mort qu’il a méritée.
A travers le procès des Girondins, les Indulgents politiques sentent que la République risque d’être défigurée. Plus profondément, les Indulgents dénoncent la dérive du pouvoir. La Révolution ne doit plus tuer si l’on doit profiter un jour d’une liberté paisible. Pour les Indulgents, la mort des Girondins ne sert pas la République. Pas un seul des accusés n’a eu la vie sauve. Tous ont été reconnus coupables de conspiration et de trahison contre la République. En toute absurdité, ils ont été accusés d’avoir voulu rétablir la Royauté. Pour les Indulgents, ce manque de discernement discrédite le Tribunal Révolutionnaire. La mort en masse des Girondins tue la justice révolutionnaire et cette justice-là tue la Révolution.
D’autres députés, aux préoccupations plus triviales prennent conscience que le danger peut désormais atteindre n’importe qui. Chacun d’eux comprend que le Tribunal Révolutionnaire a franchi une étape. Ils connaissent trop les manipulations qui permettent d’orienter un procès et de perdre n’importe quel républicain sans tâche, pour se croire hors de portée de la calomnie.Si Vergniaud et Boyer-Fonfrède méritaient la mort, qui peut prétendre ne pas la mériter ?

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