Glaciation, Avril - Juillet 1794

La Mort à l’ordre du Jour

ROGER-DUCOS

Paradoxalement, en ce printemps 1794 au nom de mois si bucoliques, Germinal, Floréal, Prairial, la Convention entre en période de glaciation. La victoire militaire, le travail parlementaire et l’intransigeance inhumaine et hautaine du Comité caractérisent cette période. Dans la lutte qui aboutit à la mort des Indulgents, tant la fin que les moyens portent un tort considérable à la République. Outre la perte immense que représente la mort de Danton et de ses amis, les moyens odieux employés au nom du salut de la République ternissent sa gloire et amoindrissent son pouvoir attractif. Les responsables politiques n’ont pas conscience des dégâts causés. Pourtant, quand la raison d’état se montre si mystérieuse, si redoutable et si capricieuse, l’enthousiasme des partisans de la Révolution se fige quelque peu. Signe infaillible, à l’étranger, de nombreux intellectuels abandonnent sa cause.
Conséquence terrible, en quelques jours, le Gouvernement Révolutionnaire perd une grande partie de sa légitimité et la Révolution, une grande partie de ses forces vives. Les sections sont désorientées. Le militantisme de Paris se meurt. Les bataillons de sans-culottes sont démobilisés. L’opinion publique ne s’y retrouve plus. A tel point que le dernier jour du procès de Danton, des pétitionnaires croyant soutenir la politique gouvernementale, demandent que “la Convention mette la mort à l’ordre du jour”. C’est dire assez que le code des valeurs révolutionnaires devient confus.
En douze jours, deux fournées de républicains de premier ordre sont guillotinées. La Montagne tue la Montagne. Les éxécutions ont un effet opposé au but recherché. Au lieu d’assurer leur pouvoir et leur politique, les chefs de la Convention n’inspirent plus la même confiance. Leur stabilité même est remise en cause dans la mesure où, du jour au lendemain, ils peuvent eux aussi désormais disparaître de la scène, en subissant le même traitement posthume ignominieux que leurs prédecesseurs.
Sur le moment, les puissants du jour croient en leur triomphe. La victoire qui est leur oeuvre semble garantir leur longévité politique. Tout paraît réussir en effet aux armées de la République Française. L’effort de 1793 porte ses fruits en 1794. En avril, prise de Courtrai et de Furnes, en mai, victoire du Boulou contre les Espagnols, de Tourcoing contre les Autrichiens, du Mont Cenis contre les Piémontais, en juin, prise d’Ypres et surtout, victoire éclatante de Fleurus le 26 juin sur les Autrichiens. La République triomphe de tous ses ennemis extérieurs sur tous les fronts. Les généraux et plus d’un million de soldats de l’An II, masse sensationnelle à l’époque, entraînés, armés, habillés, nourris, organisés, encouragés, font merveille.
Hélas, le Comité perd peu à peu le sens de la mesure et sa politique revêt des aspects délirants. Le 26 mai, compte tenu des perfidies du Gouvernement Anglais, la Convention décrète que la République ne fera plus de prisonniers Anglais ou Hanovriens. Le 4 juillet, la Convention décrète que les troupes ennemies occupant des places françaises, qui ne se rendront pas après 24 heures, seront passées par les armes. Depuis longtemps, les Emigrés pris les armes à la main doivent être fusillés sur place.Le Comité s’oriente, au moins en apparence, vers une guerre d’extermination dont le terme paraît sans cesse plus éloigné.
Dans ce climat d’extrême tension, les Comités se supportent tant bien que mal. Leurs frictions ne sont pas parvenues aux oreilles des députés et les deux Comités sont réélus chaque mois sans histoire. Le 11 juillet, Barère descend de la Tribune puis remonte quelques instants plus tard. Il explique qu’il a oublié de solliciter la reconduction des équipes gouvernementales. A quoi, l’assemblée, pleine de gratitude, ne lui laisse pas le temps de finir et applaudit le respect affiché par le puissant rapporteur du Comité de Salut Public pour la Convention.
Pendant ce temps, la Convention travaille énormément et adopte tout ce que les Comités proposent, dans une atmosphère de recueillement attentif et de mutisme respectueux. Le silence est de règle, dans la salle et dans les tribunes, pour écouter l’orateur. Les pétitions et les adresses insolentes ou même indépendantes, sont bannies. La Convention, ou plutôt la Montagne, n’accepte que des adresses de félicitations et d’allégeance. Le microcosme pratique la langue de bois. Les seuls moments de décontraction suivent les rapports militaires de Barère, qui sait toucher la fibre patriotique des députés. En dehors de ces exaltations passagères, les Conventionnels actifs, dont le nombre a encore diminué depuis la mort des Indulgents, sont très studieux. Des rapports élaborés et austères se succèdent et donnent lieu à de courtes discussions concrètes et précises.
Des lois d’avant-garde sont successivement votées, comme le divorce automatique après six mois de séparation, le Livre de la Bienfaisance Nationale, ancêtre du Revenu Minimum d’Insertion, le principe des pensions d’invalidité et de retraite, le prinicipe des allocations familiales, l’Ecole Polytechnique, l’universalité de la langue française pour lutter contre l’obscurantisme des patois et l’analphabétisme des citoyens, la sélection des livres d’enseignement, les Archives Nationales, le recensement de la production et de la consommation, agricoles et industriels.
Mais les députés se crispent de plus en plus. Les dissenssions d’opinion ne peuvent s’exprimer sans que l’accusation de trahison ne vienne planer sur eux. Les morts nombreuses et fameuses ont blessé trop de députés dans leurs convictions et leurs amitiés pour que le Comité puisse compter sur un soutien unanime. La Terreur, arme forgée par la Révolution pour sa défense, perd chaque jour davantage sa raison d’être : la Révolution est passée à l’attaque. De plus, depuis le 10 mai, tous les criminels politiques sont jugés par le Tribunal Révolutionnaire à Paris. Le Tribunal est engorgé alors que dans toute la France, le nombre d’éxécutions a diminué et que presque tous les départements vivent désormais en paix. La Terreur reflue mais, à Paris, elle atteint un seuil critique.
Les députés peuvent craindre à ce moment que le pouvoir ne leur ait définitivement échappé. Les Comités, et d’abord le Comité de Salut Public, maintiennent les députés dans un état d’inconfort et surtout d’humiliation. Le Comité s’appuie sur ses éclatants services pour exiger une soumission totale. Robespierre a défini le Gouvernement Révolutionnaire comme l’alliance de la Terreur et de la Vertu. La vertu et la conviction démocratique des dirigeants n’est pas douteuse. Mais comment empêcher le Gouvernement Révolutionnaire de se transformer en dictature collective basée sur la guerre et la terreur. Déjà, le goût du pouvoir semble avoir perverti quelques responsables. La Convention ne dispose d’aucun contrepoids pour mettre fin à cette contraignante domination. Obligée de s’en remettre à la seule Vertu des hommes des Comités, la Convention vit mal de devoir attendre de leur bon vouloir la fin du purgatoire, le retour à la normale, la paix et la Constitution. Les fondateurs de la République ne peuvent admettre de n’être plus que des machines à voter. Girondins, Royalistes, la masse des modérés, la majorité des Montagnards et leurs alliés centristes, acceptent mal la férule intraitable du Comité. Aussi, la tension actuelle, fruit de désaccords inavoués, ne peut que se résoudre à terme, par un nouvel affrontement.

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