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CHABOT

En août-septembre1792, au moment des élections, libre aux électeurs de choisir des hommes neufs ou expérimentés. Aujourd’hui, dans un climat tranquille, le taux de renouvellement d’une assemblée parlementaire oscille entre 20 et 33%. Dans ces conditions, sous l’orage, on suppose que l’électorat de 1792 va donner systématiquement la préférence aux hommes en place ou aux hommes d’expérience, par réflexe légitimiste, par habitude ou dans la perspective d’agitations probables. Or la Convention élue se compose à 62% d’hommes nouveaux, qui n’ont fait partie d’aucune des assemblées précédentes. De la Législative à la Convention, le taux de renouvellement atteint presque 75% !
En fait, dans la mentalité de l’époque, l’expérience se confond souvent avec l’usure. Le renouvellement du personnel politique est une garantie contre le despotisme. Seulement 293 Conventionnels ont siègé dans l’une des deux assemblées précédentes. Cependant, la Convention compte dans ses rangs plus d’expériences accumulées que les assemblées précedentes. La raison en est simple. Les Constituants n’avaient pas de prédecesseur et par la Loi du 16 mai 1791, ils s’étaient déclarés inéligibles. Dès lors, l’Assemblée Législative se composait d’un personnel entièrement nouveau. De plus, de nombreux anciens députés ne se représentaient pas ou avaient émigré.
L’attitude des électeurs varie totalement d’un département à l’autre. Certains départements comme les Deux-Sèvres, le Nord, le Maine et Loire, la Vendée et la Vienne privilégient l’expérience. Le Jura ne fait confiance qu’aux ex-constituants, l’Hérault ne choisit que des ex-législateurs. Beaucoup d’autres ont voulu renouveller presque entièrement leur délégation. L’Indre, l’Isère, l’Allier, les Vosges, la Seine Inférieure, l’Orne sont dans ce cas. Les quelques réélections sont alors significatives. Saliceti, seul réélu de Corse, Dubois-Crancé, seul réélu des Ardennes, Lepeletier de Saint-Fargeau, un des deux rescapés de l’Yonne, peuvent s’enorgueillir de réélections qui sont de véritables distinctions. C’est particulièrement vrai à Paris où deux députés seulement sur vingt-quatre ont gardé la confiance des électeurs.Brissot, Hérault de Séchelles et Condorcet, anciens députés de Paris de haute réputation, doivent notamment chercher leur mandat ailleurs.
Arrivés à Paris, les nouveaux élus cherchent des yeux les personnages connus, les célébrités aux réputations établies parfois depuis le début de la Révolution. Car si les noms sont connus, les visages ne le sont pas. La civilisation de l’image n’est pas née.
Le prêtre Siéyès qui a aidé le Tiers-Etat à prendre conscience de sa force et le Duc d’Orléans, cousin du Roi, qui s’appelle officiellement Egalité depuis une semaine, sont déjà des personnages historiques. Connus également, les participants à la Prise de la Bastille comme Thuriot, Legendre et Fauchet dont la soutane de prêtre a été trouée de balles à l’attaque de la forteresse, les vainqueurs du 10 Août comme Barbaroux, Gorsas et Merlin de Thionville, le ministre qui a éléctrisé la France en exaltant l’audace, Danton, le brillant et talentueux journaliste polémique, qui a lancé Paris contre la Bastille, Camille Desmoulins.
Et puis, la Convention compte de nombreux “poids lourds”, l’équivalent des éléphants ou des “ministrables” actuels. Douze anciens présidents de la Constituante, huit anciens présidents de la Législative, sont connus de la France entière en 1792, même s’ils ne sont pas tous passés à la postérité. Du côté que l’on va appeler Girondin, tous les regards se portent sur Pétion, le Maire de Paris, sur Buzot, l’amoureux subjugué par Madame Roland, sur Vergniaud, l’émouvant orateur, sur Condorcet, l’éminent philosophe, sur Guadet, l’athée militant, sur Gensonné, l’ami du glorieux général Dumouriez. De l’autre côté, Robespierre, le convaincu, dit l' »Incorruptible », Dubois-Crancé, le promoteur du Serment du Jeu de Paume, Cambon et Billaud-Varenne, qui ont scandalisé les Jacobins en réclamant la République il y a plus d’un an, Saint-André, qui le premier a réclamé une Convention Nationale, sont les vedettes de demain. Beaucoup d’autres sont renommés, tels Barère, orateur admirable, Merlin de Douai, juriste compétent, Camus, archiviste rigoureux et respecté, Grégoire, antiesclavagiste depuis toujours.
Quelques députés ont été élus à la faveur d’évènements fortuits. Drouet a reconnu et arrêté le Roi à Varennes. Kervélégan a blessé en duel le Vicomte de Mirabeau, défenseur de l’aristocratie et frère cadet du Mirabeau bien connu. Villette a fermé les yeux de Voltaire, et cela suffit. Surtout, les assemblées primaires ont élu « des réputations », et non pas des hommes visuellement identifiés. Bourdon François devient député de l’Oise à la faveur de son homonymie avec Bourdon Léonard. L’Oise a élu « le citoyen Bourdon » sans l’avoir jamais vu.
Mais la réputation la plus volcanique, la plus diabolique, c’est, celle du député de Paris, Jean-Paul Marat. Par son apparence, Marat inspire du dégoût. Parce ce qu’il réclame des châtiments, il inspire du mépris. Parce qu’il défend l’idée de la violence nécessaire pour les déshérités, il inquiète. Cependant, profond théoricien, auteur des “Chaînes de l’Esclavage”, son dévouement à la Révolution est total. Plusieurs fois, il a prévu et dénoncé les manoeuvres de la Cour. Son désinteressement et sa générosité sont bien connus. Il jouit d’une popularité considérable auprès des patriotes parisiens. Cependant, il lui arrive de dénoncer à tort. Sa double réputation de devin et d’homme sanguinaire est établie.

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