De nos jours, le travail parlementaire laisse peu de place à la spontanéité, à l’impulsion et à l’enthousiasme du moment. Les humeurs des assemblées sont policées et maintenues dans un cadre règlementaire contraignant. L’ambiance de l’assemblée n’a pas d’effet sur les scrutins et les décisions. Les résultats sont connus d’avance. Les mots d’ordre permettent d’organiser et de canaliser les débats et les votes. Les partis politiques organisés servent de garde-fous. Le vrai travail se développe en commission, à l’abri des regards extérieurs. Les parlementaires, presque tous inscrits à des partis politiques, appartiennent à des groupes aux positions figées et aux votes programmés. Les ralliements d’un groupe à l’autre sont rarissimes et les changements de majorité en cours de législature, impossibles. Le grand public, qui assiste aux débats retransmis à la télévision, ne sera pas surpris par la teneur des interventions. L’imprévu est banni.
La France de 1792 n’a pas d’organisations politiques, pas de partis, pas de groupes parlementaires, pas de syndicats.Toutes ces notions sont d’ailleurs suspectes. A fortiori, il n’y a ni sondages d’opinion, ni vedettariat, ni marketing politique, ni lobbying, ni campagne électorale, ni financement, occulte ou non, de spots télévisés. La vie politique diffère radicalement de celle d’aujourd’hui. La Convention, pour le meilleur et pour le pire, se laisse aller à ses émotions, ses mouvements d’humeur, ses engouements et ses boucs émissaires. L’imprévu y est permanent et l’instabilité également.
Dès le jour de sa réunion, la Convention promet déjà d’être plus remuante que toute autre assemblée. Le contexte des Massacres de septembre, l’envergure de la mission constitutionnelle, le jugement du Roi, la défense de la République, soumettent les députés à une pression historique sans précédent. Pendant la session, la décision dépend du moment. Les votes sont imprévisibles. Dans aucune autre assemblée, on ne trouve les mêmes changements de majorité ou d’influence dominante, surtout sur une période si courte.
Plusieurs raisons à ce perpétuel vibrionnement: l’extrême passion des débats, les interpellations, la fatigue, l’urgence. La lassitude explique que l’influence d’un seul puisse emporter la décision de l’assemblée, parfois au milieu de la nuit, parfois à l’ouverture de la séance.La Convention est alors satisfaite d’avoir enfin tranché, à chaque fois en toute bonne foi, et toujours dans l’intérêt de la République.
L’absence de tactique parlementaire est un autre facteur d’instabilité. Après l’échec des Girondins, les Indulgents tombent dans le même piège de l’angélisme. Les uns et les autres multiplient les initiatives individuelles intempestives. Ni les uns, ni les autres n’ont de tactique d’ensemble et c’est ce qui les perd. Au contraire, que ce soit aux Jacobins ou à la Convention, Robespierre utilise des députés amis pour proposer ou tester ses idées. Les chefs montagnards s’appuient les uns les autres, mais encore de manière empirique. Par la suite, la tactique efficace, collective et méthodique, des Thermidoriens va leur permettre, bien que très minoritaires, de dominer un temps l’assemblée, avant de laisser l’influence dominante aux Royalistes, également organisés.
Le comportement d’individus indépendants explique aussi le parcours politiquement erratique de la Convention. Jaloux de leur libre arbitre, beaucoup peinent à suivre les mouvements collectifs, à se plier aux disciplines. Dans un environnement si mobile, les Conventionnels connaissent chacun leur propre évolution politique. Ces évolutions, compréhensibles, sont même la règle générale. En trois ans de Convention, les convictions de tous les députés ont changé. Au-delà de la Convention, l’époque est propice aux louvoiements politiques. Les régimes se succèdent et tous les contemporains sont soumis aux cruelles épreuves de la fidélité politique.
La Convention connaît même des revirements individuels caricaturaux. Quelques rares députés, tels des essuie-glace, parcourent tout l’éventail politique. Toujours sur la sellette, ils corrigent constamment leur credo politique et, sans aucun scrupule, ils se compromettent alternativement dans tous les camps. Tout compte fait, le nombre des démarches opportunistes est faible, dans la mesure où la période troublée, le goût du pouvoir, de l’argent, des femmes, la démagogie, auraient pu favoriser les projets de centaines de Rastignac. Mais, à la fois actifs et politiquement « volatiles », ces députés accentuent l’instabilité de la ligne politique de la Convention. Rovère et André Dumont, par exemple, siègeant autrefois parmi les plus violents Montagnards, sont emportés dans leur mouvement rétrograde et finissent parmi les plus violents Royalistes. Tallien, parti de l’extrême gauche, suit le même parcours et, après avoir servi les Royalistes, revient sièger à l’extrême gauche!
A côté de ces parcours en zigzag, dictés par le calcul, l’ambition ou la prudence, quelques députés évoluent, par sincère prise de conscience, à contre-courant. Dans leurs dangereux combats, ces députés font figure de Don Quichotte. Ainsi, Manuel et Saladin, qui quittent les Montagnards, se battent seuls contre tous. De même, Lecointre dénonce, seul, les chefs Montagnards, puis, presque seul encore, il les défend. Dupin, incapable de se maintenir du côté du manche, est d’abord accusé comme Girondin, puis il est arrêté deux ans plus tard comme Montagnard. Dans le même intervalle, Charbonnier est décrèté d’arrestation comme modéré, réhabilité, puis incarcéré comme extrêmiste. A chaque fois, sur la dénonciation des mêmes Fréron et Barras!
Les évolutions politiques individuelles donnent lieu à des chassés-croisés surprenants. Transposés dans des assemblées contemporaines, ils offrent à notre imagination des parcours délirants de la part de nos responsables politiques. Fréron appartient aux virulents Montagnards et Louvet est un chef girondin acerbe. Deux ans plus tard, Fréron est à la tête des Muscadins Royalistes et il fait attaquer chez lui, Louvet, qui, dans son journal, protège les derniers Montagnards. Le Montagnard Bourdon de l’Oise dénonce le Girondin Bergoeing comme conspirateur. Bergoeing échappe à la guillotine et quatre ans plus tard, Bergoeing, devenu l’ami du Directeur Barras, ancien Montagnard, fait déporter Bourdon de l’Oise comme Royaliste.
L’opportunisme revêt aussi des formes plus discrètes. Les conduites d’Alquier et de Cambacérès relèvent constamment, d’un bout à l’autre de la session, d’un arrivisme très réfléchi. Pour ces députés, il s’agit de ne jamais trop s’éloigner du pouvoir sans se compromettre au pouvoir. Comme le pouvoir se déplace, l’opportunisme réclame là une certaine finesse.
En définitive, tous les reclassements individuels contribuent à maintenir un sol mouvant et instable sous les pas de l’assemblée. La Convention ne trouve donc jamais de point d’équilibre. En plusieurs occasions, elle croit surmonter ses divisions intérieures et croit pouvoir travailler dans la concorde. Mais des évènements extérieurs viennent troubler les cartes et la lutte reprend. L’histoire de la Convention est traversée de ruptures : le Coup d’etat de la Commune de Paris, le 2 juin 1793, et la chute de Robespierre, le 27 juillet 1794, par exemple. Mais la Convention connaît aussi des processus lents comme le ralliement des Modérés aux Montagnards d’avril à août 1793, la montée des Thermidoriens d’août à novembre 1794, ou la baisse progressive de l’influence des Royalistes de juillet à octobre 1795. La Convention est un corps vivant, mouvant, en évolution constante. Les historiens, tels Allison Patrick, qui fixent une fois pour toutes leur analyse sur la répartition politique au début de la Convention, mettent de côté ce qui fait l’essence de la Révolution, le mouvement.