Le Règne des Thermidoriens, Août - Décembre 1794

Demander la Parole du haut de la Montagne

SAINT-JUST

A l’automne 1794, la Convention se métamorphose une nouvelle fois. Le changement essentiel est le déblocage de la Droite et du Centre modéré, qui prennent progressivement conscience de leurs forces. Le 3 août 1794, Villers s’exclame :“Il faut du courage pour parler.” Cette réflexion significative prouve a contrario qu’il n’y a plus besoin de courage pour prendre la parole sur un sujet politique. Villers, comme deux cents autres députés, n’aurait pas oser parler dix jours plus tôt. Environ la moitié des députés présents, tenus à l’écart volontairement ou non, redeviennent acteurs. Après un an de silence presque total, s’opère une véritable résurrection du Marais. Progressivement, les muets reparlent, les momies remuent, les déserteurs reviennent, les travées se repeuplent.
De leur côté, les Montagnards sont sur la sellette. Ils ont toujours été minoritaires, ils ont imposé leur loi parce qu’ils étaient unis, décidés et énergiques, alors que l’effondrement et l’invasion guettaient. Aujourd’hui, d’une part, les Montagnards ont perdu cette unité d’action entraînante et, d’autre part, la République s’est imposée en France et en Europe. La Convention n’a plus besoin de mesures extraordinaires. Elle a toujours voulu se passer d’eux. Aujourd’hui, elle le peut.
Les Montagnards sont d’autant plus vite marginalisés que beaucoup d’entre eux sont emportés par le vent réactionnaire. Ces députés, les Thermidoriens, sont des Montagnards devenus réacteurs. Séance après séance, ils changent de bancs, quittent la Montagne, descendent quelques marches et s’asseoient au centre, ou même, plus tard, à droite. Pendant cinq mois environ, ils dominent l’assemblée.
Le parti Thermidorien, mal connu, est pourtant déterminant dans l’Histoire. Apparu en pleine législature, il revêt un caractère massif à l’échelle d’une assemblée. Son émergence a été rendue possible par le fonctionnement très particulier de la Convention. A l’origine, une vingtaine de députés seulement sont dans le secret du complot de Thermidor. Ces députés connus comme orateurs, réprésentants en mission et hommes d’action, n’inspirent pas un respect absolu. Autour des chefs Thermidoriens que sont Tallien, Fréron, Merlin de Thionville, Legendre, André Dumont, Rovère, Barras, flotte une atmosphère de tripotages louches. Ce noyau attire d’abord à lui naturellement les quelques Montagnards véreux. Puis les calculateurs, qui jouent le repentir sincère. Puis ceux qui ont des comptes à règler avec des Montagnards.Enfin, tous ceux qui volent au secours de la victoire.
Pendant ce glissement de terrain, tous les députés Montagnards doivent choisir de braver la masse de la Convention, ou de rejoindre les Thermidoriens. S’ils revendiquent les résultats d’une année de dictature Montagnarde, ils s’exposent au reproche de terrorisme, avec éventuellement, des suites funestes. Sinon, ils doivent avouer leur erreur, passer sous les fourches caudines de la réaction et surnager tant bien que mal. Les convictions politiques cèdent alors la place à l’intérêt particulier. En définitive, la Montagne est peu à peu laminée et les Thermidoriens attirent à eux progressivement un bon tiers des députés Montagnards. Dans le cas des Thermidoriens, il ne s’agit pas d’un fragment détaché de la Montagne mais d’une véritable avalanche.
Par ailleurs, le phénomène Thermidorien obère gravement la sérénité nécessaire au débat. Depuis que les partis politiques existent, ils générent leurs renégats, leurs alliés de la veille. Le parti abandonné, trompé, trahi, concentre alors ses attaques sur les transfuges qui deviennent eux mêmes les plus violents accusateurs de leur ancien parti. Pour les Montagnards orthodoxes, les Thermidoriens sont des renégats. Entre eux, la réconciliation et même le dialogue deviennent vite impossibles. Les alliés du 9 Thermidor deviennent les pires ennemis de la Convention. Le débat parlementaire s’en ressent et dégénère souvent en attaques personnelles venimeuses. Les faux-frères se jettent à la face leur passé commun et leurs souvenirs douloureux. Les Thermidoriens utilisent l’invective et les interpellations particulières, ce qu’on appelle des “personnalités”, évitant les sujets politiques de fond. Les Montagnards comptent encore des hommes de tête comme Billaud-Varenne, Lindet et Cambon. Mais ils sont entraînés sur le terrain de l’agression.Duhem est l’exemple du Montagnard excédé par les trahisons, permettant aux Thermidoriens de dénoncer ensuite leur violence et leur “terrorisme”. La Convention abandonne la langue de bois. Elle revient au type de climat qui prévalait à l’époque des Girondins : attaques personnelles, dénonciations fielleuses et retour sur le passé.
L’influence réelle des Thermidoriens est bien supérieure à ce que leur nombre laisse supposer. La domination des Thermidoriens s’appuie sur la forte personnalité de leurs chefs, sur des pressions extérieures de toute nature et sur la gloire d’une suite ininterrompue de victoires militaires, mais elle tient aussi à leur tactique parlementaire élaborée. Les Thermidoriens occupent presque continuellement la présidence et en font leur instrument. Le Comité de Sûreté Générale, objet d’attaques répétées de la part des Indulgents, est investi et contrôlé à leur profit. Le public des tribunes est trié.Des jeunes oisifs armés de gourdins, les Muscadins, les occupent et menacent les députés Montagnards. Surtout, les Thermidoriens pallient leur relative faiblesse numérique par l’activisme. Ils récupèrent et améliorent la technique des Indulgents qui, en certaines occasions, occupaient la tribune sans interruption. Les Thermidoriens suivent de véritables mots d’ordre. L’assemblée voit souvent cinq à huit orateurs Thermidoriens se succèder à la tribune et répèter la même thèse, avec l’assentiment du président. L’assemblée, lasse ou influencée, peut croire qu’il s’agit d’une demande représentative de l’opinion générale et adopte les décrets demandés. Ou encore, avant que les Montagnards inscrits aient pu s’exprimer, la discussion est déclarée close et le décret voté. Autre manoeuvre utilisée, les orateurs devant solliciter l’accord de l’assemblée pour prendre la parole, les présidents Thermidoriens la refusent aux députés Montagnards.
Un jour, le Montagnard Soubrany explose :“Il suffit de demander la parole du haut de la Montagne pour être écarté par l’ordre du jour !” En réponse, l’un des Thermidoriens, Clausel, obtient l’adoption officielle de la clôture automatique des débats … quand le vote est acquis d’avance ! La tactique a toutefois ses limites.
L’union des Thermidoriens reste la condition de leur influence. Sur l’affaire Lecointre, par exemple, les Thermidoriens sont d’abord divisés, et ils échouent.Un mois plus tard, sur le même débat, ils sont unis et réussissent. Les Thermidoriens restent relativement solidaires tant que les Montagnards sont leur adversaire prioritaire. Pendant leur domination, l’idéal révolutionnaire perd l’essentiel de sa vigueur et de son ambition. Pendant cette période cruciale, la Révolution entame un retour en arrière. Les patriotes ont perdu la plupart de leurs points de repères. Le Club des Cordeliers n’existe plus. Le Club des Jacobins, qui attire un public de plus en plus clairsemé et craintif, ne propose plus de grands projets mobilisateurs comparables à la Levée en masse ou à l’Emprunt forcé. La disparition des chefs et de leurs idées est pour beaucoup dans la perte de son rôle moteur. Et le Club, qui porte la marque infâmante du “robespierrisme”, sur la défensive, se recroqueville.
Les préoccupations des dirigeants politiques sont d’ordre personnel. L’ambition des chefs supplante le désinteressement et la sincérité de leurs prédecesseurs au pouvoir. Le concept de solidarité qui est à la base de toute la Révolution, est devenu étranger aux dirigeants. Aucun idéaliste, aucun théoricien, aucun penseur, aucun philosophe, aucun artiste même, ne figure parmi les Thermidoriens. Pendant cette période, les lois d’avenir sont préparées, présentées et votées en-dehors d’eux. Aucun d’eux n’attachera son nom à une des lois importantes votées à cette époque : sur les successions (Cambon), le Code Civil (Cambacérès), la protection des oeuvres d’art (Grégoire), la Séparation de l’Eglise et de l’Etat (Cambon), l’Ecole Centrale des Travaux Publics (Fourcroy), le Conservatoire des Arts et Métiers (Grégoire), les Ecoles Normales (Lakanal), le Lycée Républicain (Boissy d’Anglas), l’Ecole de Santé (Fourcroy)…

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