Les Ultras ont aussi des raisons de pavoiser. Pour le Comité de Sûreté Générale, Vadier fait libérer Mazuel, qui avait été dénoncé par Fabre d’Eglantine, aujourd’hui arrêté à son tour. Il s’oppose avec succès à Desmoulins et à Bourdon de l’Oise qui demandent une nouvelle libération. Et Danton se croit obligé de soutenir son ennemi intime, Vadier, contre ses amis !
Les positions se crispent. Comme avant la chute des Girondins, les mots “traîtres”, “complices”, “mort”, se répandent dans les discours et les écrits. Aux Jacobins, Legendre, ami de Danton, traité de contre-révolutionnaire par Hébert, refuse la réconciliation et déclare la guerre :“Quand mon ennemi est celui du peuple et de la liberté, je déclare que je le poursuivrai jusqu’à la mort.” Pourtant, les Ultras ont décidément le vent en poupe. Suite à une pétition des Cordeliers, le 2 février, le Comité de Sûreté Générale libére Vincent et Ronsin, arrêtés sur la dénonciation de Fabre d’Eglantine.
Les Indulgents sont révoltés, tels Bourdon de l’Oise, parlant du Comité de Sûreté Générale :“Il vous a menti”. Les Indulgents dénoncent des affiches des Cordeliers sur lesquelles on lit :“Les dénonciateurs de Vincent et Ronsin ont trop vécu”. Ils attaquent le Comité de Sûreté Générale qui n’a toujours pas présenté le rapport sur l’arrestation de Chabot et Basire, antérieure à celle de Vincent et Ronsin. Danton, plus habile, se fait acclamer par quelques phrases entraînantes et demande la libération de tous les patriotes, c’est-à-dire Vincent et Ronsin, mais aussi Fabre, Chabot et Basire. Ses amis ne le comprennent pas et préfèrent vociférer pour empêcher la libération des Ultras. Sans succès.
Dans ce climat propice, les Ultras et leur club, les Cordeliers, en pleine euphorie, se laissent griser à leur tour. Le 3 février, Vincent et Ronsin, libérés après 47 jours de prison, se posent en martyrs. Acclamés à leur retour aux Cordeliers, ils se comportent en boutte-feux. Ils veulent la mort des endormeurs, Fabre d’Eglantine et sa faction, la mort des 73, et d’autres mesures violentes. Vincent se présente alors aux Jacobins, où il croit recevoir le même hommage qu’aux Cordeliers. L’admission lui est refusée. L’immense humiliation est ressentie par le Club des Cordeliers tout entier. La tension entre les deux Clubs devient explosive.
A partir de cette date, les Ultras envisagent officieusement une insurrection. Ils se croient tout permis et assez puissants pour imposer leur volonté, avec l’appui du Club Central des Sociétés Populaires, organisation qui couvre tout Paris. Ils sont si impressionnants que l’éditeur de Camille Desmoulins refuse de mettre en vente le Numéro 7 du Vieux Cordelier, tant il craint les représailles. Et quand le Comité de Salut Public envoie deux de ses membres, Saint-André et Collot d’Herbois, aux Jacobins pour prêcher l’unité, les Cordeliers prennent cette démarche pour de la faiblesse.
C’est au milieu de ces luttes incessantes, à la fois sordides et admirables, que l’on trouve le petit joyau de la Révolution, inestimable conquête de l’humanité sur elle-même, lèguée par la Convention à la postérité : rien de moins que l’Abolition de l’Esclavage, le 4 février 1794. Danton, qui est à deux mois de la mort, crie alors à la Terre entière : “Nous travaillons pour les générations futures.”
Le lendemain, Robespierre discourt sur la Terreur et la Vertu, inséparables du Gouvernement Révolutionnaire. Il dénonce les factions, celle de la faiblesse et celle des excès, comme complices de l’étranger. Cette accusation signifie que le Comité refuse de voir dans les agitations récentes de l’assemblée, les manifestations naturelles du débat parlementaire. Parler de complices, c’est dire que la mort tranchera. Robespierre conclut d’une manière lourde de sous-entendus : “Nous nous bornerons aujourd’hui à vous demander de consacrer ces vérités morales et politiques”.
Le 6,avec l’accord du Comité de Salut Public, Choudieu foudroie définitivement Philippeaux, soupçonné avec Bourdon de l’Oise d’être contre-révolutionnaires : “Je laisse le soin à la Convention de déterminer s’il convient de l’envoyer au Tribunal Révolutionnaire ou aux Petites Maisons” (à l’asile).Carrier, député Ultra, à peine revenu de sa mission meurtrière à Nantes, demande le décret d’accusation “contre les endormeurs”. Mais la Convention suit la ligne équilibrée du Comité.
Aux Jacobins, Robespierre s’oppose une fois de plus aux Ultras. Pas question de juger les 73 et de proscrire ceux que les Ultras appellent les “Crapauds du Marais” : “Il est constant que la Convention a sauvé la patrie et que ceux qui composaient autrefois le Marais se liguent aujourd’hui avec la Montagne pour prendre les décisions rigoureuses et salutaires”.Les derniers Ultras sont exclus des Jacobins et lancent, menaçants : “Les Jacobins se laissent dominer par un despotisme d’opinion”. Les Ultras se rabattent alors sur le Club des Cordeliers. Carrier leur est arrivé en renfort. La coupure entre Jacobins et Cordeliers rend les factions irréconciliables.
Indulgents et Ultras profitent de la faiblesse passagère du Comité, dûe à la maladie de Robespierre et de Couthon, épuisés par ces luttes continuelles, pour occuper le terrain. Les Indulgents continuent de lasser la Convention, à la manière des Girondins. En d’autres termes, ils sont omniprésents, agités mais n’obtiennent rien de tangible. Le 7 février, Danton, qui soutient Lindet, du Comité de Salut Public, doit contredire une fois de plus ses amis Legendre et Lacroix. Le 8, les Indulgents, y compris Danton, cherchent à enfoncer les Ultras et à diviser le Comité. Habilement pour une fois, ils soutiennent Couthon, membre du Comité, contre Javogues, député Ultra, ami d’un autre membre du Comité, Collot d’Herbois. Mais Javogues fait amende honorable et embrasse Couthon dans la salle de la Convention. Collot d’Herbois n’a pas à intervenir. Le Comité préserve son unité et les Indulgents échouent. Puis un autre ami de Danton, Lacroix, dénonce Hébert comme calomniateur. Hébert devient définitivement “persona non grata”. Les Ultras se vengent et dénoncent la corruption de Danton et celle de Lacroix, qui, à la tribune, défend leur réputation malmenée, sans convaincre.
Le 18, Legendre et Lacroix obtiennent une réduction des pouvoirs du Comité de Sûreté Générale. Puis le lendemain, Legendre attaque les arrestations arbitraires du Comité de Sûreté Générale, et cite nommément Voulland et Vadier : “Il faut que ces vexations finissent … Il est des membres qui n’ont plus la confiance de la Convention”. Seulement, là encore, les Indulgents laissent passer l’occasion. Personne ne propose de liste de remplacement. Legendre, isolé, demande lui-même l’ordre du jour sur sa propre dénonciation !
Les Ultras font également le forcing. Le 9, la peine de mort pour les accapareurs, suspendue quinze jours plus tôt, est rétablie. Le 12, les Cordeliers, par la bouche de Momoro, attaquent “les hommes usés en République, les jambes cassées en révolution” Or Robespierre et Couthon, évidemment visés, alités, sont incapables de répondre.
Les Hommes usés en République
PETION