L'Empire, 1800 - 1814

Couleuvres

DESMOUNLINS

Les conventionnels serviteurs de l’Empire avalent une série hallucinante de couleuvres. Compte tenu de l’immensité des sacrifices consentis, humains notamment, on reste stupéfait devant la longue liste des crimes de lèse-liberté qu’il leur a fallu accepter. Successivement, pour l’essentiel, le Consulat à vie, le Concordat, la Légion d’Honneur, l’Empire héréditaire, la Noblesse d’Empire, le Majorat, le mariage autrichien avec la nièce de Marie-Antoinette,
Le seul Sénat avalise par Sénatus-Consultes tous les manquements au credo républicain. Mis à part le Coup d’Etat proprement dit et les arrêtés réactionnaires et arbitraires comme la suppression de la liberté de la presse, le 17 janvier 1800, la première entorse intervient dès le 5 janvier 1801, où le Sénat presque unanime accepte la déportation sans jugement de 130 jacobins pour leur supposée participation à l’attentat de la rue Saint-Nicaise, non sans remous au Tribunat. Le 15 juillet 1801, le Concordat met fin à la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Au Corps Législatif, Grégoire s’y oppose. Le 13 mars 1802, intervient l’épuration du Tribunat et du Corps Législatif selon les directives de Bonaparte. Le 26 avril 1802, les Emigrés sont amnistiés. Le 8 mai 1802, croyant bien faire, le Sénat proroge les pouvoirs du Premier Consul de dix ans. En fait, Bonaparte veut le consulat à vie. Le 10 mai 1802, l’esclavage est rétabli. Le 19 mai 1802, institution de la Légion d’Honneur malgré une modeste opposition au Conseil d’Etat. Le 4 août 1802, Bonaparte s’octroie le Consulat à vie avec la faculté de désigner son successeur.
Le 26 mars 1804, le Sénat propose l’Empire dans une adresse qui commence par ces mots presque comiques : “Citoyen Premier Consul, à la vue de tous les attentats dont la Providence a sauvé un héros nécessaire à ses desseins, une réflexion a frappé le Sénat.” Le 22 avril 1804, le Tribun Curée, ex-conventionnel, est lui aussi frappé par la même réflexion. Curée, après avoir évoqué les complots, déclare, dans une motion où la flatterie le dispute à l’absurde : “Quels remèdes opposer à tant de maux ? L’hérédité du pouvoir dans une famille que la Révolution a illustrée, que la liberté, l’égalité auront consacrée ( !) ; l’hérédité dans la famille d’un chef (…) que ses qualités civiles auraient distingué éminemment, quand il n’aurait pas rempli le monde entier du bruit de ses armes et de l’éclat de ses victoires. (…) Nous avons l’inappréciable avantage de trouver à la tête de la nation le chef auguste ( !) d’une famille propre à former le premier anneau de la nouvelle dynastie.” Il conclut : “Hâtons-nous donc, mes collègues, de demander l’hérédité de la magistrature suprême ; car en votant l’hérédité d’un chef (…), nous empêchons le retour d’un maître. ( !) (…) Tribuns, il ne nous est plus possible de marcher lentement. Le temps se hâte. Le siècle de Bonaparte est à sa quatrième année, et la nation veut un chef aussi illustre que sa destinée.” Curée, député inexistant et marécageux sous la Convention, membre du Tribunat par l’influence de Cambacérès, devient sous l’Empire, Commandeur de la Légion d’Honneur, Sénateur à vie et Comte de la Bédissière. Sa motion est soutenue par tout le Tribunat, déjà épuré à plusieurs reprises. Les ex-conventionnels n’ont pas frémi, quand ils ne poussent pas eux mêmes au rétablissement du régime monarchique, comme Jard-Panvilliers, Chabot de l’Allier et le régicide Perrin. Le Tribunat réclame sans broncher que le gouvernement de la République soit confié à un Empereur, et que l’Empire soit héréditaire dans la famille de Napoléon Bonaparte, actuellement Premier Consul.
A la vérité, un ex-conventionnel s’est dressé contre le dictateur. Défendant la République, au moment où ses restes sont écrasés par la botte d’un putschiste habile, où ses anciens collègues s’équipent d’épaisses oeillères, il stigmatise le despotisme dans un discours admirable. Ce jour-là, au Tribunat, la voix de la Convention résonne par la bouche de Lazare Carnot : “Quelques services qu’un citoyen ait pu rendre à sa patrie, il est des bornes que l’honneur, autant que la raison, imposent à la reconnaissance nationale. (…) Le gouvernement d’un seul n’est rien moins qu’un gage assuré de stabilité et de tranquillité.” Carnot prédit que le futur Empire amène “l’orgueil le plus ridicule, la plus vile adulation, la cupidité la plus effrenée, l’insouciance la plus absolue sur la prospérité nationale. (…) Voudrait-on parler d’une nouvelle noblesse ? Mais le remède serait pire que le mal ; car le pouvoir absolu n’ôte que la liberté, au lieu que l’institution des corps privilégiés ôte tout à la fois la liberté et l’égalité.” Puis il prône encore la République : “La liberté fut-elle donc montrée à l’homme pour qu’il ne pût jamais en jouir ? (…) Non, mon coeur me dit que la liberté est possible, que le régime en est facile et plus stable qu’aucun gouvernement arbitraire, qu’aucune oligarchie. (…) Nous n’avons pu, à la vérité, établir parmi nous le régime républicain. (…) De toutes les constitutions [républicaines], il n’en est aucune qui ne fut née au sein des factions et qui ne fût l’ouvrage de circonstances aussi impérieuses que fugitives. (…) Les grandes républiques manquent de stabilité, parce qu’ [elles sont] improvisées au sein des tempêtes. (…) Bonaparte a pu choisir entre le système républicain et le système monarchique. Le dépôt de la liberté lui était confié. Il avait juré de la défendre ; en tenant sa promesse, il eût rempli l’attente de la nation, il se fût couvert d’une gloire incomparable. Au lieu de celà, que fait-on aujourd’hui ? On propose de lui faire une propriété absolue et héréditaire d’un pouvoir dont il n’avait reçu que l’administration.(…) Lorsqu’on peut établir un nouvel ordre des choses sans avoir à redouter l’influence des factions, comme a pu le faire le Premier Consul, comme il peut le faire encore, il est moins difficile de former une république sans anarchie, qu’une monarchie sans despotisme.” Sans illusions, mais inébranlable, Carnot conclut : “Je me contenterai d’avoir fait entendre encore une fois l’accent d’une âme libre. (…) et ce n’est pas aujourd’hui que je commencerai à suivre une marche contraire.”
C’est là la dernière manifestation publique de l’opposition à l’Empire.
Le 18 mai 1804, l’Empire héréditaire est instauré avec création des Princes Français et des Grands Dignitaires. Ce jour-là, Cambacérès, président du Sénat, utilise le premier le nouveau vocabulaire : “Sire, le décret que le sénat vient de rendre, et qu’il s’empresse de présenter à Votre Majesté Impériale (… ) Pour la gloire comme pour le bonheur de la République ( ! ! !) …, [le Sénat] proclame à l’instant-même Napoléon, Empereur des Français. ”
Le 2 décembre 1804, Napoléon est sacré à Notre-Dame par le pape. Le Saint-Siège avait excommunié les régicides. Napoléon tout puissant se proclame le successeur de Charlemagne. Ses serviteurs ne peuvent plus entretenir le fantôme-même d’un héritage révolutionnaire.
Pour les ex-conventionnels, il a fallu se soumettre ou se démettre. Presque tous se sont soumis. Mais le passé les rattrappe une nouvelle fois. Le 16 décembre 1809, Joséphine accepte le divorce d’avec Napoléon contre de substantiels avantages. Déjà, Cambacérès, le plus haut placé des Conventionnels s’est permis d’exprimer son désaccord au nom des régicides. Pour eux, c’est en effet une garantie qui disparaît. Puis, Napoléon prétend épouser Marie-Louise de Habsbourg-Lorraine, fille de l’Empereur François II d’Autriche, le même qui avait promis à sa soeur Marie-Antoinette qu’il écraserait la Révolution. Le remariage met vite en émoi tous les conventionnels chargés de titres et d’honneurs qui gravitent autour de l’Empereur. Napoléon va-t-il sacrifier les régicides pour obtenir la main de la nièce de la dernière Reine de France ? Ils prennent peur des exigences de l’Autriche, notamment Cambacérès, qui a maintenu les enfants de Louis XVI en prison en 1795. Un moment, les Conventionnels croient même que la Cour d’Autriche réclame l’exil des votants.
C’est une fausse alerte. Le 11 mars 1810, Napoléon épouse Marie-Louise d’Autriche, la nièce de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Arrivée à Paris, Marie-Louise joue sa première partie de whist avec les deux régicides Cambacérès et Fouché ! Avec tact, elle ne demande pas de nouvelles de sa tante. Onze mois plus tard, naît le Roi de Rome. La routine d’une nouvelle dynastie semble remplacer celle des Bourbons.

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