Le Sang des Députés
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Légitime Défense

ROGER-DUCOS

La Convention proclame la République après une éternité de monarchie ou de tyrannie féodale, elle mène à bien la mission constitutionnelle qui lui est confiée, elle accomplit un immense travail législatif, elle repousse l’invasion de vingt puissances coalisées et l’Histoire crie “Bravo !” Mais elle se mutile gravement et l’Histoire inquiète s’interroge.
On peut attendre de la violence révolutionnaire qu’elle provoque de nombreuses victimes, dans les combats aux frontières ou dans les troubles civils, avec leur cortège de souffrances incalculables. Mais comment expliquer que des Conventionnels figurent parmi les victimes ? Le Soviet Suprême des années 1930 était une assemblée à la botte d’un dictateur tout-puissant. En quelques années, Staline a éliminé les deux-tiers de cette assemblée. De même, le Long Parliament, soumis à Cromwell, se vit réduit à une poignée de députés fantoches. Or la Convention est tout sauf une assemblée-croupion. Aucun tyran ne l’asservit et ne la décime.
Le personnel parlementaire de la Convention se renouvelle constamment. Le bouillonnement est tel que les contemporains eux-mêmes sont pris de vertige devant cette fatalité. Vergniaud compare la Révolution au dieu Saturne dévorant tous ses enfants. La mutilation est quantitativement considérable. Elle l’est encore davantage si l’on fait intervenir le critère subjectif de “qualité humaine”. La mutilation s’opère en effet progressivement et frappe surtout les “fortes têtes”.
L’hécatombe s’explique par la situation reçue en héritage par la Convention, situation unique dans l’Histoire. Toutes les crises se superposent : crise extérieure, crise des subsistances, crise de la légitimité, crise financière, crise religieuse. La Convention travaille sur un volcan. Tout contribue à écarter l’assemblée de sa mission et de ses pouvoirs originels, à la sortir de son rôle, à la transcender. L’assemblée qui a en main le destin de la liberté, prend des mesures extrêmes. Le dos au mur, elle mobilise toutes les énergies et n’évite pas les débordements. Aboutissement d’un enchaînement extraordinaire d’évènements menaçants, la violence révolutionnaire s’apparente donc en 1793 à de la légitime défense.
Mais ce constat établi ne répond pas à toutes les interrogations. La première question, cruciale, valable pour hier comme pour aujourd’hui, est de savoir s’il était indispensable de verser le sang pour accomplir la transformation de la société. Cela revient en fait à se demander si la Révolution est légitime. En bousculant les intérêts des castes privilégiées, la Révolution se crée des ennemis implacables, puissants et décidés, qu’elle n’identifie pas immédiatement comme tels. La Révolution, longtemps, sous-estime la détermination et la puissance de ses adversaires. Elle croit au ralliement docile de la Cour, de l’Eglise, des Monarchies européennes, de la Noblesse, de la Papauté. Contrairement aux apparences, contrairement au rêve éveillé de la nuit du 4 août 1789, malgré les assurances de Louis XVI, ces ennemis ne renoncent pas à leurs privilèges. Ils veulent même les rétablir par tous les moyens, y compris par la politique du pire.
Aussi, quand la Convention est investie du pouvoir suprême, l’illusion d’optique est dissipée et le cercle vicieux s’est déjà refermé sur elle. Le cycle bien connu de la violence est installé. Les martyrs d’hier produisent les révoltés d’aujourd’hui. Les victimes réclament la vengeance. Chaque rébellion, chaque complot, chaque trahison entraîne infailliblement une mesure de rétorsion de plus en plus radicale : emprisonnement, condamnation, éxécution. La cause première du déferlement de violence est donc antérieure à sa venue au pouvoir. Face au gigantesque arsenal accumulé par les contre-révolutionnaires depuis trois ans, la Convention n’aura pas le loisir de réfléchir sereinement, comme son illustre devancière américaine. A Vergniaud qui déplore les violences populaires, Robespierre répond : “Vouliez-vous une révolution sans révolution ?”
Une autre interrogation porte sur la quantité de sang répandu. En fait, la Révolution a toujours couru et court encore après sa propre protection. Mais ses armes défensives s’adaptent avec retard aux menaces. L’inertie initiale l’oblige constamment à rattrapper le temps perdu avec l’illusion tenace d’en finir une bonne fois. Quand en juin 1794, elle renforce encore monstrueusement son arsenal répressif, elle ignore que la menace militaire a déjà disparu.
Ainsi, au début, elle s’équipe d’une épingle pour abattre un chat. Elle se renforce et utilise une baguette pour lutter contre son adversaire renforcé lui aussi. Puis la Convention forge une lance pour lutter contre un ennemi devenu tigre. Quand il est terrassé, la Convention se retrouve avec une massue pour écraser une souris. Le sort des Girondins illustre cet ajustement continuel. Arrêtés le 2 juin 1793, accusés entre le 28 juillet et le 3 octobre, jugés le 24 et guillotinés le 31. Pendant ces cinq mois, la Convention se raidit contre des adversaires innombrables. Sa violence croît en même temps que le danger.
La Terreur n’était pas inscrite dans la Déclaration des Droits. C’est le décalage entre les menaces et les ripostes qui amène les excès. L’historien américain Walzer montre bien comment à tout moment, les menaces se dissipant, la Révolution pouvait revenir à plus d’humanité. Mais révolutionnaires et contre-révolutionnaires s’exaspérant mutuellement, les dégâts sont à la hauteur du décalage.

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